La perfection du hasard, Maryline Assante di Panzillo, 2017.
Si vous êtes en quête d’une reliure flamboyante – de celles qui attirent immanquablement le regard des curieux – passez votre chemin. Les reliures de Louise Bescond sont d’une sobriété janséniste. Mais prenez le temps de la contemplation, laissez vos doigts courir sur les plats et les dos, ouvrez la reliure et observez les matériaux exprimer leur lumière : vous découvrirez alors, sous une apparence de simplicité, des merveilles de subtilité et de raffinement.
La jeune artiste travaille depuis une dizaine d’années seulement, mais elle a déjà rejoint le cercle restreint des très grands relieurs d’art. Nombre de ses reliures sont entrées dans les collections de bibliophiles avertis et de prestigieuses institutions. Louise Bescond a commencé son apprentissage à l’École Estienne et l’a poursuivi dans la fameuse École nationale des arts visuels de La Cambre, à Bruxelles. Son talent s’est épanoui dans ce milieu créatif où artistes et artisans d’art collaborent et confrontent leurs techniques.
La rencontre avec une artiste-graveur lui suggère l’idée d’estamper ses peaux en employant la technique de l’eau-forte. Ce travail du cuir va devenir sa marque de fabrique. Elle se perfectionne auprès des meilleurs maîtres-relieurs, au contact desquels elle acquiert progressivement la précision et la rapidité du geste, et qui lui insufflent le goût du travail complexe et rigoureux sur la structure, indispensable pour atteindre cette sensation d’équilibre que l’on éprouve en saisissant le livre. Car les reliures de Louise Bescond – écrins de textes précieux, aimés, lus et relus – sont conçues pour être manipulées.
Le veau, à tannage végétal ou plus récemment tanné à l’alun – il est blanc dans son état naturel – demeure son matériau de prédilection, car cette peau souple et lisse conserve aisément l’empreinte et se montre réceptive à la teinture. C’est une matière que patine et éraflures ne défigurent pas, et qui répond au souhait de Louise Bescond : réaliser des reliures vivantes, qui défient les modes et le temps.
Si elle exécute volontiers des reliures souples, elle leur préfère néanmoins la classique reliure « cinq-ficelles ». Plats et doublures sont recouverts de veau ; les gardes, d’une tonalité différente, peuvent être en veau ou en papier japon ; les fils de soie des tranchefiles sont traités en écho ou en contrepoint. Le résultat est harmonieux, extrêmement élégant.
Le décor intervient une fois le corps d’ouvrage achevé, la structure générale suggérant ou imposant le choix des motifs.
Dans ses premières reliures, Louise Bescond préfère les éléments organiques – cheveux, sable, plumes ou écorce – qu’elle pose sur le cuir avant de mettre sous presse. Elle emploie encore aujourd’hui cette méthode très simple – voir le raphia tressé teinté de brun sombre qui enveloppe Les Immémoriaux, le roman polynésien de Victor Segalen.
Viennent ensuite ses reliures à gravure. On ôte le verni couché sur une plaque de zinc avant de plonger celle-ci dans l’eau-forte, obtenant ainsi cette morsure aléatoire qui donne naissance, après le passage en presse, à ces reliefs accidentés évoquant un ciel nuageux ou des fonds marins. C’est avec ce procédé qu’elle a composé, par strates, les montagnes noyées dans la brume qui ornent la reliure de Dans les Provinces du Nord de Kenneth White, illustré par Zao Wou-Ki. Louise Bescond aime les matériaux bruts, l’irrégularité naturelle, les formes simples – tout cela évoquant irrésistiblement cet « art de l’imparfait » théorisé par Yanagi Söetsu (1889-1961). Comme dans l’esthétique japonaise, se répondent l’extrême précision du geste technique, la quête de perfection dans l’élaboration de la structure, et la volonté revendiquée de laisser une place à l’informe, à l’aléatoire. Louise Bescond s’abstient de maîtriser, de dominer les irrégularités de la matière.
Le motif intervient plus tard dans son évolution. Longuement médité, il fait l’objet de recherches patientes et d’un délicat travail de réinvention. Pour Les Immémoriaux, déjà cité, elle emprunte leurs motifs aux objets ouvragés conservés au musée du quai Branly.
Ailleurs, c’est la couverture des Éditions de Minuit qui, revisitée, dicte le décor estampé sur les plats pour L’Image de Jean de Berg. Mais pour les manuscrits d’exception, c’est l’écriture même de l’auteur qui s’impose et inspire le décor, comme dans les Lettres à Ibis de Jean Genet.
Louise Bescond n’aborde pour ainsi dire jamais la reliure mosaïquée (juxtaposition de cuirs à grain et d’autres matériaux afin de créer des formes géométriques nettes présentant des tonalités et des textures différentes). Mais il y a des exceptions, comme ce maroquin beige rehaussé à l’or qui tranche sur la douceur veloutée d’un veau noir, telle la reliure du Journal de Rose Adler. Coloriste en devenir, Louise Bescond montre peu d’audace dans ses premières reliures, dont la palette se limite à quelques couleurs sourdes : brun, mastic, ardoise ou marine.
Progressivement, elle apprivoise la couleur et s’autorise des teintes vives lorsque le sujet et le style de l’ouvrage l’exigent. Pourtant, l’artiste ne choisit pas plus ses motifs que ses couleurs, qui s’imposent comme si elles sortaient du texte.
Qu’imaginer d’autre pour Jean Genet que la déclinaison de pourpre des Lettres à Ibis ou les gouttes de sang maculant les plats de Querelle de Brest ? Ailleurs, les couleurs s’adoucissent : les plantes aquatiques qui parcourent les plats des Eaux étroites de Julien Gracq baignent dans le miroitement doré d’un étang ensoleillé.
La couleur est appliquée par ajouts sur le cuir estampé, projections et brossages de surface visant à obtenir ce qui pour Louise Bescond est moins un effet de dégradé que la profondeur même de la couleur. La peau ne réagit pas comme le papier ou la toile aux ajouts de couleur, et là encore Louise Bescond accepte, ou plutôt accueille, les aléas.
Dernière touche : un voile d’or ou d’argent, plus ou moins dense, ou encore ces semis de petits points appliqués au fer à dorer qui sont devenus sa signature. Et c’est encore au fer à dorer qu’elle a posé le bandeau d’argent de La Presqu’île de Julien Gracq et les sutures dorées des treilles du Rempart de brindilles de René Char et Wilfredo Lam. Seul le titrage de l’ouvrage est confié à un doreur professionnel.
Les reliures de Louise Bescond, on l’a dit, ne se livrent pas au premier regard. Il faut se donner le temps de la contemplation, laisser l’imagination vagabonder, comme l’œil s’égare sur les chemins escarpés d’un paysage Shanshui.
On peut dès lors accéder à cet univers délicat et infiniment poétique.
Maryline Assante di Panzillo
Conservateur en Chef du Patrimoine
Texte extrait du catalogue Les Reliures de Louise Bescond, publié à l’occasion de l’exposition Reliures de Louise Bescond, 2 au 7 février 2017 chez Sotheby’s